Le gros qui tache
« Le gros-qui-tache est au Mouton-Rothschild ce que la brebis galeuse est à l’agneau pascal. » Pierre Dac
On en a bu des pinards. Des jajas. Des vins de table, dits « de consommation courante ». Des picrates populaires. Pas de la piquette pour Anglais à boire le petit doigt en l’air, des vrais rouquins pour sérieux buveurs. Chez Félix Potin, ou chez Slimane, l’épicier du coin, le plastique et la capsule régnaient, ras la sciure, sur le rayon du bas. Pour toucher du verre et du liège, il fallait grimper au rayon supérieur. Dans les derniers honnêtes commerces de Vins - Bois - Charbon, la caisse outre, alias cubitainer, alias bag-in-box, n’avait pas encore conquis la place. On arrivait avec son panier porte-bouteilles, un truc simple et robuste comme l’antique, en tôle soudée véritable, avec poignée en bois naturel, noircie et polie par l’usage. Mon bougnat du quartier, un natif de Bozouls, naviguait derrière le comptoir entre ses citernes. Comme un pompiste, il remplissait nos réservoirs au pistolet. On repartait avec le plein encore mousseux, six litres étoilés, l’œil brillant, la Gauloise au bec, une épaule plus basse que l’autre.
Avec les copains d’avant, on préférait le gros-qui-tache sans faire de manière plutôt que les petits blancs sournois pour enivrer les demoiselles des Postes et les chefs de bureau poitrinaires. Longtemps, avant de faire tourner des pétards de kif du Rif, on a passé à la ronde des kils et des kils de rouge, des tuilés sombres, des grenats profonds, des violacés pour ecclésiastiques. À l’époque, les vins de table nationaux étaient des sans papiers. Pas d’indication de cépage, pas d’origine, pas d’appellation contrôlée, alors on ne les appelait pas, on se contentait de les siffler. Ni vu, ni connu, mais ils sentaient tout de même fort le soleil capiteux de l’Algérie. Avant l’indépendance, chaque année, un fleuve de douze millions d’hectolitres traversait la Méditerranée en douce pour rendre buvable le redoutable pichtegorne du Languedoc et ravitailler les boit-sans-soif de la métropole. Après les accords d’Evian (!), la source algérienne ne s’est pas tarie du jour au lendemain.
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